Interview
Interview de Daphné Borenstein dans H Magazine
Propos recueillis par Raphaële de Lataillade"Daphné; elle a 22 ans et des longs cheveux blonds qui lui tombent sur la poitrine, un sourire tout en douceur qui vous invite à entrer dans son univers. Elle nous accueille chez ses parents, dans le 15e arrondissement de Paris. Son appart’ et ses chats sont de l’autre côté du pallier. On s’installe dans un canap’ en cuir gris, qui fait ressortir son sweat galaxy, et c’est parti.
T’es entourée d’artistes (ta famille vient du cinéma, ton frère fait de la musique…) pourquoi s’être tournée vers la photo ?
C’est une bonne question… J’ai commencé à m’intéresser à la photo quand j’étais au lycée. Comme mon grand-père était photographe (de plateau ndlr), j’ai eu très tôt des appareils dans les mains. Un jour, j’ai été voir une expo de Richard Avedon au jeu de Paume. Ça a été un peu la révélation ; c’est à ce moment-là que je suis dit « c’est ça que je veux faire », et que j’ai commencé à vraiment travailler la photo.
Quelles sont tes influences ?
Ben R. Avedon, ç’a été la révélation. C’est un type qui fait que du portrait et de la mode ; j’ai toujours été très intéressée par le portrait. Après, les photographes que j’aime correspondent pas forcément au style dans lequel je suis. Souvent, il y a de l’humain dans les artistes que j’apprécie, sans qu’ils influencent directement mon travail. Dans un tout autre genre, je pourrais citer Gregory Crewdson, que j’aime énormément. Son travail se rapproche beaucoup plus du cinéma : c’est des immenses mises en scènes en studio, avec des décors entièrement reconstruits. Il a toujours des équipes de fou, et c’est justement cette démarche cinématographique, et non photographique qui m’attire chez lui. Il y a aussi des peintres qui influencent beaucoup mon travail. Francis Bacon par exemple, est un de mes peintres préférés ; il fait beaucoup de portraits aussi, et la notion de douleur, de souffrance est très présente dans ce qu’il fait. Il y a aussi Egon Schiele qui m’a beaucoup influencé. Sa démarche est un peu la même que celle de Bacon (même si c’est très différent dans l’esthétique). Il fait beaucoup de nu, d’hommes ou de femmes ; c’est assez violent et très cru. On trouve aussi la notion de violence, surtout dans ses autoportraits (c’est un type qui était très mal avec lui-même). Je pense que j’ai un peu la même démarche, dans tout le travail que j’ai pu faire sur mon corps. C’est aussi une façon de s’aider à s’accepter.
Justement, j’ai remarqué que tu faisais beaucoup de travail sur le corps, et sur le tien en particulier. Pourquoi ?
J’ai toujours eu énormément de mal avec mon corps. Je suis très fine, et je me suis souvent mangé dans la gueule depuis toute petite des « est-ce que t’es anorexique ? », des « il faut que tu manges, que tu grossisses ». J’ai mis beaucoup de temps à accepter mon corps. Et le fait de travailler dessus, ça m’a beaucoup aidé à l’accepter, parce que je me retrouve face à lui. Dans la série Proelium par exemple, c’est du corps pur, sans visage : je cherche pas à montrer l’identité de la personne. C’est vraiment un travail sur différentes formes corporelles, sans que l’humain n’entre en jeu : c’est le corps représenté comme morceau de chair. Pour cette série, je me suis fais mal, je me suis fais des courbatures pour obtenir des mouvements de corps, des images qui sont toujours assez tendues, tiraillées, et c’est une façon d’exprimer ma douleur intérieure dans une image. D’ailleurs le texte qui accompagne cette série explique très bien cette démarche.J’avais fait mes premiers travaux sur mon frère, qui est très fin aussi, et qui peut faire ressortir son ossature de façon assez impressionnante. À l’époque je m’intéressais beaucoup à la Shoah, et je voulais représenter les corps des déportés (même si aujourd’hui je suis assez peu fière d’avoir utilisé mon frère pour ça). La démarche était la même : je cadrais en buste, on voyait jamais la tête, le corps était représenté crûment, et au final, ça donnait une image d’un corps pas facile à regarder, en enlevant toute identité. J’ai aussi fait des travaux pour lesquels je me suis peinturluré le corps en rouge et noir pour représenter mon corps comme un morceau de viande, la chair à vif, avec la peinture sèche et craquelée, et toujours la notion de douleur.
Ces travaux que t’as faits sur ton corps et celui de ton frère, ça t’a fait avancer, que ce soit sur toi ou sur ton art ?
Oui. Complètement. En fait, cette série, je l’ai faite un soir à trois heures du mat, chez moi. Mais je l’ai montré à personne. J’ai mis plus de six mois à oser la montrer à quelqu’un, à mes profs (ceux des Gobelins ndlr) pour avoir un avis dessus ; parce que c’était la première fois que je montrais des images de mon corps, et j’ai eu beaucoup de mal à franchir le cap. Le jour où j’ai montré cette série (ça avait rien à voir avec ce que je faisais à l’école), ç’a été un peu la révélation pour mes profs, parce qu’ils ont vu pour la première fois un vrai travail perso de ma part. Ils m’ont dit qu’il y avait énormément de sensibilité dedans. Comme il a eu pas mal de succès, auprès de mes profs et de mes copains, j’ai fini par mettre la série dans mon book de fin d’année, et aux rencontres pro des Gobelins, un agent a flashé dessus. Et comme j’ai vu que ça plaisait, j’ai voulu continué là-dessus, parce que ça avait toujours été ma démarche première, la thématique que je chéris plus que tout. Donc là je suis en train de travailler sur autre série d’autoportraits, très différente parce que pour le coup on voit ma tête. Je pose nue, et je me retrouve aussi face à mon image, mais en pied. Y a le regard et ça change tout, je m’observe dans les deux sens ; c’est un peu la dernière démarche d’acceptation, la confrontation ultime. Ca m‘a aussi aidé dans le sens où maintenant je suis prête à passer à autre chose, à travailler sur le corps des autres. Par exemple, l’autre série que j’ai commencée où je fais poser quelqu’un, on voit pas le visage non plus parce que ce sur quoi j’aime travailler, c’est le corps en tant que corps, et pas en tant qu’individu.
Comment tu travailles ?
Je travaille quasiment qu’en argentique. Proelium c’est du numérique. Je fais du numérique sur ce genre de travaux pour des raisons pratiques (en argentique y’aurait trop de pertes). Cette série je l’ai faite chez moi, avec très peu de moyens (le fond c’est mes rideaux, l’éclairage ma lampe de chevet). Je fais beaucoup de bidouillage quand je travaille. Je bricole avec ce que j’ai autour de moi. Pour les lieux, c’est beaucoup de hasard : en me promenant, je trouve des lieux qui me plaisent, je vais vouloir utiliser les décors que je découvre au fur et à mesure, mais je cherche pas forcément. Concernant les ambiances, c’est souvent assez sombre et contrasté. Sauf Proelium. La thématique était très dure pour moi, et du coup j’avais envie de traiter la série de façon beaucoup plus douce que ce que je fais normalement. Même si y’a un côté assez choc, parce que j’ai donné une teinte un peu verdâtre et désaturée aux images (ça fait presque chair morte), c’est aussi une façon de représenter mon corps de façon beaucoup plus douce, plus féminine. Alors que normalement, je travaille pas comme ça.
Justement, je voulais revenir sur cette façon de travailler en séries, ce qui est pas forcément évident.
Non c’est assez compliqué. Monter une série, ça prend du temps. Surtout en numérique, parce qu’on a tendance à énormément shooter. Ce qui est très difficile, c’est que souvent, on a des images qui nous plaisent, et dont on a pas envie de se séparer, mais qui vont pas forcément rentrer dans la série. Sauf qu’une série c’est pas simplement des belles images mises ensemble, il faut qu’elles fonctionnent ensemble. Et c’est ça qui est compliqué. L’ordre de la série aussi : par quoi on commence, par quoi on termine, et il faut qu’il y est une évolution dans la série. Il faut qu’il y ait des respirations, un point culminant. C’est un peu comme la fabrication d’un film, où t’as un début, une histoire qui se déroule, un point de conflit, et puis la chose qui se dénoue pour arriver à la fin. Travailler par série, c’est du travail en plus.
Pourquoi travailler par série, et pas faire un travail plus éclectique ?
Parce que je trouve que ça a beaucoup d’impact. Dans les séries, il y a un vrai travail de réflexion derrière (qu’il y a pas toujours dans une seule image). C’est aussi construire une histoire, dans un sens, et ça me plait. Peut-être aussi parce que ça se rapproche du cinéma. Travailler en série, c’est travailler dans la longueur, dans le temps. En général, j’arrête de travailler sur un sujet après l’avoir beaucoup creusé, quand je ressens plus le besoin de travailler dessus.
A côté de ça, il y a toutes les photos que je fais sur le vif, en argentique. C‘est très souvent des portraits, et il y a un côté très cinéma, ne serait-ce que parce que je cadre jamais à la verticale. J’en suis incapable. Je travaille qu’en horizontale, et rien que le format que j’utilise se rapproche du format cinématographique.
Est-ce que t’as des projets de collaboration, avec d’autres artistes, des modèles ?
Avec des modèles, oui, parce que j’estime que le travail sur mon corps est à peu près terminé. Du coup , je commence à ressentir le besoin de travailler sur celui des autres. J’ai cette idée en tête depuis longtemps. J’ai très envie de travailler sur des corps d’hommes, parce que c’est une morphologie très différente ; et aussi pour faire poser quelqu’un nu devant moi, avoir le regard photographique sur le corps, et pas seulement le regard humain qui te dévisage, t’analyse, te juge. Mais trouver des gens qui acceptent de faire ça, c’est pas facile : j’ai eu beaucoup de refus. Mes images sont assez violentes, je cherche pas à sublimer le corps, mais à le montrer tel qu’il est, avec ses imperfections, ses muscles, son ossature, et se retrouver face à cette représentation de son corps, c’est pas évident. Parce qu’on a pas envie de se voir comme ça, tout simplement.
Qu’est-ce que tu penses de la hype ?
Je pense que malgré moi je m’inscris un peu dans cette vague-là.. Mais j’ai beaucoup de mal avec les gens qui sont inscrits dedans, parce qu’il y a un coté un peu élitiste, (« je veux tout savoir avant tout le monde »), et puis le coté de l’image. Après c’est comme avec n’importe quelle mode, c’est s’inscrire dans un mouvement, correspondre à un type d’image, et s’inclure dans un groupe ; et je trouve ça un peu dommage. Après je change de style tout les 6 mois. Par exemple, l’année dernière je m’habillais en mode année cinquante."